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 ISSN 1556-4975

OffCourse Literary Journal

A journal for poetry, criticism, reviews, stories and essays published by Ricardo and Isabel Nirenberg since 1998


 

LOUIS SOLER. 1937 (BARCELONE)-2003 (PARIS) , by Ricardo Nirenberg.

 

Article paru dans Cahiers de la Société d’Études Benjamin Fondane, 2003.

 

Au printemps 1997 — c'était peu avant la parution de notre premier Cahier — je me suis aperçu que j'avais un double.  Je savais seulement qu'il habitait outre-Atlantique, à Paris, et que tout ce qui me touchait, tout ce à quoi je m'intéressais, il s'y était intéressé et il y avait touché avant moi.  Benjamin Fondane, Witold Gombrowicz, Fredi Guthmann, il les avait aimé comme moi, et il avait gagné l'estime de Natacha, la veuve de Fredi, et d'Alicia Giangrande, la vieille amie de Gombrowicz.  A mon âge, il n'est pas bon de se trouver un double qui vous devance toujours d'un ou deux ans : en fait, Louis Soler est né deux ans avant moi.

Je lui écris donc, en y joignant la correspondance Fondane-Victoria Ocampo qui allait bientôt paraître dans le Cahier ; rappelons que Louis publia dans ce même Cahier les lettres de Fondane à Fredi Guthmann, préfacées d'un bel article de son cru.  Il me répondit avec une gentillesse charmante : "Cher ami (si vous le permettez)", me disant que les lettres de Fondane que je lui avais montré étaient "tout à fait fondanementales, si vous me permettez ce mauvais calembour (je n'en connais pas de bons !)"  Ce ne fut que le premier jeu de mots que je reçus de lui ; je relis notre correspondance, et songeant aux nombreuses interventions chirurgicales qu'il a subies depuis, je suis ému surtout par cet autre, qui semble prémonitoire et qui ouvre son poème "Ombre portée" :

 
"Nos vies se jouent sur un billard
Les jeux de mots sont jeux de mort
Un petit trou et puis s'en vont
S'en vont nos corps au corbillard  ..."

Au bas de page il m'expliquait que "billard" est aussi une table d'opération (je l'ignorais), et qu'il avait écrit ce poème pour un ami mort à 33 ans.  Bientôt je me suis aperçu que ce genre de rapprochement langagier était plus qu'une simple chiquenaude pour mettre l'imaginaire du poème en mouvement : pour Louis, en effet, c'était révélateur.  Le dernier texte qu'il me donna à lire, lorsque ma femme et moi sommes allés rendre visite à Louis et à Colette Soler dans leur maison d'été en Ardèche en juillet 2002, porte le titre "Lacan écrivain", et se termine ainsi : "Et puis, n'oublions pas que Lacan est l'anagramme de canal, celui qui coule, phonétiquement en tout cas, au cœur du mot psy-chanal-yse !"

Non, je ne l'oublie pas, tant cela m'a frappé : j'ai tout de suite songé à la Cabale, aux cabalistes juifs du 13ème siècle qui étaient presque tous catalans, comme Louis.  En tout ce qui concerne la Cabale ou la psychanalyse, Dieu me pardonne, je suis borné comme nul autre ; j'opposais donc au lacanisme de mon ami un laconisme opaque.  Il s'en apercevait, mais ne m'en voulait pas : dès ce premier jour où nous nous rencontrâmes à Royaumont, au colloque Fondane, nous avions tellement de choses à nous dire !  Du poète portugais Miguel Torga, que Louis avait traduit en français, de Luisa Futoransky et d'autres Argentins qu'il était en train de traduire, du grand poète catalan Ausiàs March, qu'il se proposait de traduire un jour.  Et bien sûr, nous parlions de Fredi, dont il a fait publier, chez Paroles d'aube, un recueil de poèmes, Le Grand Matin définitif (1998).  De son drôle et beau livre de souvenirs, Une enfance au-deçà des Pyrénées, publié par L'Harmattan en 2000, je garde un souvenir ensoleillé qui se renouvelle à chaque fois que je le relis.  (Au-deçà au lieu d'en deçà : vous avez bien lu.  Utilisé par Malherbe, ce mot ne s'utilise plus, selon Littré avec raison ; je gagerais, moi — et je regrette de ne lui avoir pas posé la question — que Soler l'a voulu comme acte de "subversion" de la raison et du discours positivistes).  Quoi qu'il en soit, en l'occurrence "au-deçà des Pyrénées" c'est le Roussillon, où les parents de Louis, réfugiés républicains de la guerre civile espagnole, se sont établis quand notre ami avait quatre ans.  Là, au bord de la Têt, à l'école de Vinça, il apprit la langue qui serait son labour pour la vie.  Vinça, c'est tout près de Prades, où à la même époque un autre refugié catalan, Pau Casals, avait fait sa demeure.

Nous avons traduit ensemble de poèmes de Fondane, de Fredi Guthmann et de Georgette Gaucher en espagnol ; Louis était si modeste que, de son vivant, j'ignorais qu'il avait gagné plusieurs prix — Grand prix littéraire de la ville de Toulouse et 1er prix Eugène Colas de l'Académie Française pour son livre de lettres de poilus, La Plume au fusil, écrit en collaboration (Privat, 1985) ; Lauréat du 1er Concours National de Poésie (1964) et du 2e Grand Concours de Poésie (1977).  En Fondane, Louis aimait le poète.  Récemment, à mon retour de Peyresq, je lui avais raconté ce qu'on y avait dit, et voici un paragraphe du mail que je reçus de lui, daté du 27 août, trois jours avant sa mort :

 
"Il est en effet étonnant que la technique d'un poète comme Fondane n'ait pas fait l'objet d'une étude, du moins de la part d'un Français.  C'est de cela que j'aurais aimé parler si j'en avais eu le courage et/ou mes possibilités d'autrefois.  Peut-être m'y mettrai-je un jour ?  En effet, ma thèse serait qu'il y a chez Fondane un sens profond et personnel des rythmes et des sonorités de la langue française (qu'il a su si bien détecter chez son amie franco-uruguayenne).  C'est important, car de son vivant, en France, tous les beaux esprits ont parlé de ses vers avec condescendance, voire avec malveillance : je ne me souviens pas du terme exact, mais l'idée retenue, c'est qu'il avait un style trop "rugueux", alors que c'est un effet de l'art, loin des conventions classiques, "élégantes", ou académiques de l'avant-guerre — mis à part les surréalistes et quelques vrais grands."

Le lendemain de sa mort, au téléphone avec Natacha Guthmann, nous partagions et notre tristesse et maintes anecdotes sur la générosité toujours renouvelée de notre ami.  "Il aimait gâter ses amis", disait Natacha.  Oui, c'est vrai.  Et comme il est bon d'avoir eu la chance d'être gâté par Louis Soler !

Ricardo Nirenberg

 



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