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 ISSN 1556-4975

OffCourse Literary Journal

 Published by Ricardo and Isabel Nirenberg since 1998


 

Poems from La Vie Errante, by Yves Bonnefoy.

 

LES CHIENS

Un pays de montagnes qui sont des chiens, de vallées qui sont des abois, de pierres dressées dans l'abois comme des chiens tendus au bout de leur chaîne.

Et dans les bonds, les halètements, la fureur, voici la porte, qui est ouverte, et la grande salle. Le feu est clair, la table mise, le vin brille dans les carafes.

 

LE HAUT DU MONDE

Le poids du ciel sur la vitre se faisait intolérable, on entendait, disait-on, craquer l'apparence.  Quelqu'un criait qu'à ... on avait vu « de l'inconnu » en sortir, et c'étaient des hommes et des femmes parfaitement beaux et nus, cependant que le haut du monde, d'un bleu de plus en plus noir, basculait et tombait comme une pierre.

 

LA NUIT

La nuit, c'est à dire du vert, des bleus et ce peu de rouge très sombre qui mord de ses grumeaux le bas de la page.  J'écris en hâte le mot flaque, le mot étoile.  J'écris naissance.  J'écris bergers et rois mages.  J'écris que je brise une ampoule et que c'est le noir.

 

LA TÂCHE D'INEXISTER

On me parlait d'une civilisation dotée de tous les moyens du marbrier, du fondeur, et qui était l'héritière d'un art classique qui aimait placer des éphèbes nus, des Korés, aux carrefours de ses villes ou dans la pénombre des temples.  Mais cette nouvelle époque ne voulait plus de statues.  Elle n'avait que des socles vides où parfois on faisait un feu que courbait le vent de la mer.  Les philosophes disaient que c'est là, ces emplacements déserts, les seules œuvres qui vaillent :  assumant, parmi les foules naïves, la tâche d'inexister.

 

L'AVEUGLE

Il regardait fixement dans la direction du soleil qui se couchait parmi des nuages rouges.  Mais comment avions-nous pu lui parler puisqu'il n'était que cette grande statue, de marbre couleur de miel, que quelques-uns d'entre nous portaient, avec de plus en plus de fatigue, sur les épaules ? Puisque son geste extatique, vers le soleil, bougeait avec celles-ci, plongeant et se redressant comme la proue d'une barque ? Puisque son expression de chanteur aveugle s'effaçait déjà sur la pierre comme là-bas le feu des nuages rouges ?

 

L'ENTAILLE

C'est simple, on trempe un doigt dans la gouache bleue, on le fait glisser sur les mots à peine tracés dans l'encre noire, et du mélange de l'encre et de la couleur monte, marée, algues qui remuent dans l'eau trouble, ce qui n'est plus le signe, n'est plus l'image — nos deux passions, nos deux leurres.  On a ouvert les yeux, on avance, dans la lumière de l'aube.

Mais je m'éveille.  Devant moi sur le mur aux couleurs superposées qui s'écaillent, il y a cette forme qui fut gravée dans leur profondeur, avec un clou, jusqu'au plâtre.  Est-ce l'évocation d'un agneau qu'un dieu porte sur ses épaules ?  Est-ce une figure obscène ?  En fait l'entaille va si avant dans la nuit du plâtre que c'est son rebord désert qui compte seul, déchirure qu'il est de toute quête d'image, dissipation de tout signe.

 

LE LIVRE

De la lumière bouge dans le sous-sol, il y a là des enfants, on me dit qu'ils ont trouvé, et cherchent maintenant à nous en rapporter par l'échelle étroite et la trappe, quoi ? on ne sait trop encore, quelque chose comme « un livre », un livre « sans fin », « le livre ». Et je me penche sur les plus hauts barreaux encore peu éclairés, j'aperçois ces visages qui se renversent pour mieux me voir — riant, chantant, on dirait les anges —, j'étends les bras, je reçois, et bientôt à pleines mains, les masses de feuillets gris, cousus par un gros fil rouge, et le sable, qui me glisse d'entre les doigts, et les morceaux de bois, certains pourris, et les pierres.

 

ON ME PARLAIT

On me disait, non, ne prends pas, non, ne touche pas, cela brûle.  Non, n'essaie pas de toucher, de retenir, cela pèse trop, cela blesse.

On me disait : lis, écris.  Et j'essayais, je prenais un mot, mais il se débattait, il gloussait comme une poule effrayée, blessée, dans une cage de paille noire tachée de vieilles traces de sang.

 

L'INACHEVABLE

Quand il eut vingt ans il leva les yeux, regarda le ciel, regarda la terre à nouveau, — avec attention.  C'était donc vrai !  Dieu n'avait fait qu'ébaucher le monde.  Il n'y avait laissé que des ruines.

Ruines ce chêne, si beau pourtant.  Ruines cette eau, qui vient se briser si doucement sur la rive.  Ruines le soleil même.  Ruines tous ces signes de la beauté comme le prouvent bien les nuages, plus beaux encore.

Seule la lumière a eu sa vie pleine peut-être, se dit-il.  Et c'est pour cela qu'elle semble simple, et incréée. — Depuis, il n'aime plus, dans l'œuvre des peintres, que les ébauches.  Le trait qui se ferme sur soi lui semble trahir la cause de ce dieu qui a préféré l'angoisse de la recherche à la joie de l'œuvre accomplie.

 

LE DÉSESPOIR DU PEINTRE

Il peignait, la pente d'une montagne, pierres ocres serrées, mais cette étoffe de bure se divisait, pour un sein, un enfant y pressait ses lèvres, et on descendait, de là-haut, de presque le ciel, dans la nuit (car il faisait nuit), c'étaient des porteurs de coffres desquels filtraient des lumières.

Que de tableaux laissa-t-il ainsi, inachevés, envahis ! Les années passèrent, sa main trembla, l'œuvre du peintre de paysage ne fut plus que ce tas de blocs de bouille luisante, là-bas, sur quoi erraient les enfants du ciel et de la terre.

 

LE MUSÉE

Clameurs, au loin.  Une foule qui court sous la pluie battante, entre des toiles que fait claquer le vent de la mer.

Un homme passe en criant.  Que dit-il ? Qu'il sait, lui ! Qu'il a vu  ! Je distingue ses mots. Ah, je comprends presque !

J'ai trouvé refuge dans un musée.  Dehors le grand vent mêlé d'eau règne seul désormais, secouant les vitres.

Dans chaque peinture, me semble-t-il, c'est comme si Dieu renonçait à finir le monde.

 

LA GRANDE IMAGE

C'était le temple.  La porte était basse, étroite, les murs du couloir étaient gris, humides, l'ascenseur caché vers le fond par l'escalier de la cave, avait une grille trop lourde qui se rabattait avec bruit, et tout semblait vide dans les étages et même clos et muré, sauf cette porte au troisième.

L'autel est là, dans la petite salle à manger, c'est un robinet dont l'eau coule.

Et l'image est là sur l'autel, la grande image divine, on peut la toucher, la prendre dans ses mains, la pétrir sous l'eau dans l'évier, c'est une motte de terre molle qui se laisse sans fin donner des formes faciles, bien que parfois quelques morceaux s'en détachent.  On les rassemble alors, on les serre contre la masse infiniment grise et triste, on en refait une boule.

 

LE CRUCIFIX

On lui explique que ce grand crucifix de la chapelle de gauche a été apporté un soir par un homme âgé, pliant sous le poids.

Il a dit qu'il le reprendrait le lendemain, mais il n'est jamais revenu.  Et désormais tout ce qui est là dehors, cette rue, ces passants parfois, il fait nuit maintenant, Florence, c'est là d'où Dieu est venu, c'est l'autre monde.

La tête est penchée sur l'épaule.  Le sang de la couronne d'épines fait tache rouge sur le bois gris.  Une fente part de l'épaule, cherche le cœur, sépare et semble effacer les signes de la souffrance. 

 

 



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