Offcourse Literary Journal
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Five Reflections on German Anti-traditionalist Thought Between the Two Wars: Max Weber, Oswald Spengler, Sigmund Freud, Martin Heidegger, Nazism. An essay by Till Kuhnle.

 

It is not our policy to publish scholarly articles: there are enough learned journals for that. But even though the form of the present essay is more scholarly than literary, bibliography and all, and even though it is written in French (with numerous German quotes), we consider its subject of the greatest importance for the purpose of a magazine such as Offcourse, namely, the subject of the avant-gardes, of the by-now long, respectable tradition of anti-traditionalism (in the U.S. it is sometimes called with a fittingly empiricist term: "experimental writing"). Kuhnle's idea is to locate the source of modern anti-traditionalism in Nietzsche's The Birth of Tragedy and his famous opposition of the Dionysian and the Apollonian. He considers five cases, the five authors listed above. In all of them Kuhnle detects the "topos", or commonplace, "of the two traditions": each time the more visible tradition is rejected in the name and for the sake of another tradition supposedly older and more hidden, and pretending to be more vital, more authentic, more original, more forceful.

The Editor.


"La volonté de tradition"
Cinq réflexions sur l'anti-traditionalisme allemand de l'entre-deux-guerres.
Till R. Kuhnle (Augsburg).

 

Prologue : Nietzsche et le topos des deux traditions

Dans son premier grand essai Die Geburt der Tragödie aus dem Geist der Musik (La Naisssance de la tragédie), Nietzsche postule que l'art est régi par deux puissances: le dionysiaque et l'apollonien. Le domaine du dionysiaque est celui de la communion extatique avec la nature et la collectivité, celui de la musique et de la danse. Seul l'homme hellénique a eu la grandeur d'affronter cette fureur primordiale.

À l'issue de l'extase dionysiaque, l'homme se voit confronté à l'absurde, et il est pris d'une nausée profonde. De la fureur extatique émerge l'autre principe, l'apollonien qui engent les songes, l'art plastique et la peinture. Jusqu'à présent, seul l'homme hellénique a su s'élever aux plus hautes cimes de l'art. L'apollonien atténue la puissance du choc dionysiaque, et il offre une consolation pour la frustration ontologique qui succède à l'extase. L'apollonien est donc la sphère de l'esthétique où l'être apparaît comme "ontologiquement" défini —"denn nur als aesthetisches Phänomen ist das Dasein und die Welt ewig gerechtfertigt " (Nietzsche1872/KSA 1, 47). Et Nietzsche va encore plus loin : notre image de l'homme, le principium individuationis, n'est que le produit de l'illusion apollonienne. On peut en déduire une théorie nietzschéenne de la vraie civilisation qui s'élève sur l'illusion apollonienne. Cependant, il n'y pas d'art apollonien sans que les œuvres ne soient imbues de la puissance dionysiaque. Celle-ci trouve son expression sublime dans la musique : la métaphysique de l'art nietzschéenne est une métaphysique de la danse et du chant. Ainsi, la puissance dionysiaque fait non seulement naître la tragédie, mais elle en constitue l'essence même. Vue la grandeur du monde hellénique, toutes les civilisations qui lui succèdent ne peuvent qu'apparaître comme une déchéance.

Nietzsche n'admet donc aucune tradition assurant la continuité de l'art hellénique, puisqu'un art canonisé - et ainsi considéré comme " classique " — constitue un système d'imitation, dans lequel sont effacées la puissance et la fureur dionysiaques. Notamment le monde bourgeois se détourne de l'extase bacchanale pour assurer son aisance " ontologique". L'extase a du céder à une "sexualité sublimée" ("sublimirte Geschlechtlichkeit" — Nietzsche 1886/KSA 2, 415) qui contribue à faire valoir une ontologie douçâtre — contre l'apollonien dont elle réclame l'héritage, et qu'elle paraît vénérer sous l'enseigne d'une esthétique du "désintéressement".

Pour cette raison, depuis l'époque hellénique, les civilisations - donc l'humanité - vivent dans l'attente qu'une nouvelle force "esthétique" leur impose un nouveau style assumant les deux principes fondamentaux de l'art. Seul l'homme de la Renaissance, imbu de la volonté pure ("Wille"), s'est rapproché de cet idéal; et pourtant, la civilisation de la Renaissance n'a pas eu la force d'atteindre les mêmes cimes que celle du monde hellénique. Mais quel est donc, selon Nietzsche, l'avenir de la civilisation, de la culture et donc de l'humanité?

Le jeune Nietzsche voit en Wagner un génie qui a la volonté d'imposer, par son art, la tradition d'un style. Ainsi il écrit dans ses Considérations inactuelles (Unzeitgemäße Betrachtungen) :

"Das tiefste Bedürfniss treibt [Wagner] für seine Kunst die Tradition eines Styls zu begründen, durch welche sein Werk, in reiner Gestalt, von einer Zeit zur anderen fortleben könne, bis es jene Zukunft erreicht, für welche es von seinem Schöpfer vorausbestimmt war" (Nietzsche: 1876/KSA 1, 498).

Avec cette apologie de l'art wagnérien, Nietzsche est devenu, en quelque sorte, le théoricien d'une avant-garde. Il mise sur Wagner pour imposer une nouvelle catégorie esthétique anticipant sur un avenir complètement différent du présent. À travers une telle tradition d'un style seulement, une œuvre peut aspirer à son accomplissement. Cette œuvre est destinée à dépasser son créateur pour atteindre — après avoir traversé les époques — l'avenir qui lui est destiné. Par la puissance qu'elle revendique, cette conception de tradition d'un style en finit avec l'idée d'une forme pure.

Or, un tel projet sort des bornes du domaine de l'esthétique et devient éminemment politique — ce que Nietzsche précise dans Götzen-Dämmerung (Crépuscule des idoles) :

"Kritik der Modernität [...] Damit es Institutionen giebt, muss es eine Art Wille, Instinkt, Imperativ geben, antiliberal bis zur Bosheit: den Willen zur Tradition, zur Autorität, zur Verantwortlichkeit auf Jahrhunderte hinaus [...]" (Nietzsche 1889/KSA 6, 141)

En proclamant l'avènement d'une "œuvre d'art de l'avenir" (Das Kunstwerk der Zukunft, 1849), Wagner crée le culte d'une œuvre totale se soumettant tous les arts ("Gesamtkunstwerk"), voire se confondant avec la société. Une telle œuvre est en conséquence censée devenir le noyau d'une réorganisation de la civilisation. Alors, le Gesamtkunstwerk wagnérien implique aussi une nouvelle catégorie sociologique, voire anthropologique.

Avec sa revendication d'un fondateur de la tradition d'un style, Nietzsche prêche une rupture radicale récusant toute tradition institutionnalisée. De surcroît, la tradition d'un style imposée par la seule volonté autoritaire d'un individu supérieur, préconise l'instauration d'une nouvelle totalité agissant dorénavant comme une totalité sui generis: le style est un impératif esthétique ayant sa propre éthique. Une fois réalisé et accompli, ce style ne connaîtra ni successeur ni continuation ; il s'oppose donc à toute tradition dans le sens communément attribué à ce terme.

Cet anti-traditionalisme de Nietzsche ainsi que celui de Wagner obéissent tout d'abord à un réflexe anti-bourgeois. En outre, la philosophie nietzschéenne a contribué à frayer le chemin pour une esthétique affranchie des entraves de la tradition en tant que système d'imitation. Cette esthétique va de pair avec la naissance d'une philosophie de la vie (" Lebensphilosophie ") dans un climat intellectuel particulier : le climat d'avant-garde. Depuis la fin du 19ème siècle, ce climat a saisi les arts et les lettres - mais il n'a pas moins contribué à la naissance et la propagation d'idéologies politiques radicales. Le climat d'avant-garde est donc le produit de la tentative d'assumer les apories d'un modernisme soumis aux lois implacables de la production industrielle et de ses crises, d'un modernisme qui mène droit à la catastrophe apocalyptique de la guerre — sans y trouver son dénouement.

Chez les artistes expressionnistes du Blauer Reiter, par exemple, le concept nietzschéen d'un nouveau style puissant devient programme artistique. Mais ce programme met plutôt l'accent sur un effort collectif (et national) ; il abandonne donc l'idée d'un seul artiste fondateur de la tradition d'un style. Ainsi écrit Kandinski :

 

Ebenso wie jeder einzelne Künstler sein Wort zu verkünden hat, so auch jedes Volk, und also auch das Volk, zu welchem dieser Künstler gehört. Dieser Zusammenhang spiegelt sich in der Form und wird durch das Nationale im Werk bezeichnet. Und endlich hat auch jede Zeit eine ihr speziell gegebene Aufgabe, die durch sie mögliche Offenbarung. Die Abspiegelung dieses Zeitlichen wird als Stil im Werk erkannt (Der Blaue Reiter: 1912/ 2002, 139).

Malgré leur culte de la fusion des arts et de l'unité d'un grand style expressionniste, Schönberg et Kandinski critiquent vivement Richard Wagner comme quelqu'un qui, finalement, a trahi son propre idéal par un compromis avec une tradition désuète - pour plaire au grand public (bourgeois), aux "Durchschnittsmenschen" (Der Blaue Reiter : 1912/2002, 62sq. et 196sqq.). D'ailleurs, le futurisme italien a été reconnu par les expressionnistes allemands comme un des prédécesseurs de leur courant se réclamant d'une nouvelle universalité.

Rempli de la pensée de Nietzsche et sous l'emprise de la fascination du fascisme, Gottfried Benn fait l'éloge de Marinetti - lors d'une visite officielle du maître penseur des futuristes en Allemagne :

"Sie hatten, Herr Marinetti , das ungeheure Glück, das vielleicht seit den hellenistischen Architekten keinem Künstler mehr zuteil ward, zu erleben, wie die Gesetze Ihres inneren Gesichts in Ihrem Volk das Ideal der Geschichte wurde. Wir haben von hier aus verfolgt, wie ihr Futurismus den Faschismus miterschuf, wie sie die Roma Futurista gründeten, [...] wie aus Ihrem futuristischen Gedankenkreis, seinem Willen, seinen Kampffstaffeln drei grundlegende Werte des Faschismus aufsteigen: das Schwarzhemd in der Farbe des Schreckens und des Todes, der Kampfruf a noi und das Schlachtenlied, die Giovinezza - : wie ein moderner Künstler in den Gesetzen Ihres Landes unsterblich wurde, das erblicken wir in Ihnen, unserem Gast aus Rom" (Benn: 2003, 1044).

Quand il vante les "qualités" fascistes de Marinetti, Benn se réfère sans doute au concept de fondateur d'une tradition, notamment en évoquant ce qu'il appelle "futuristischer Gedankenkreis" ( l'ensemble de la pensée futuriste"). Le passage cité démontre en même temps à quel point un désir de totalité, d'apparence purement esthétique, s'avère profondément totalitaire.

Les réflexions sur l'art de Georg Simmel illustrent —peut-être mieux qu'aucune autre théorie esthétique —la persistance du climat d'avant-garde pendant et après la Première Guerre mondiale. Ce représentant d'une Lebensphilosophie considère Michel-Ange comme un créateur dont la puissante imagination se heurtait sans cesse aux limites imposées par la tradition " classiciste " : les préceptes esthétiques et éthiques avaient plongé le grand maître de la Renaissance dans un inextricable conflit tragique (Simmel : 1916/2000, 187). En art, Simmel récuse donc toute tradition ainsi que toute rigueur académique qu'il dénonce comme "inhibitions de la vie" ("Hemmungen des Lebens"). Cette apologie de la vitalité brisant toutes les chaînes fait bien appel au dionysiaque de Nietzsche, d'autant plus que celui-ci a vanté l'homme de la Renaissance. D'après Simmel, seuls les peintres expressionnistes ont su s'affranchir des "inhibitions de la vie" causées par un traditionalisme intransigeant :

"Ich möchte mir das Schaffen des expressionistischen Malers (und entsprechend, nur nicht so einfach ausdrückbar, in allen anderen Künsten) bei absoluter Reinheit so vorstellen, daß seine seelische Bewegtheit sich ohne weiteres in die Hand, die den Pinsel hält, fortsetzt " (Simmel: 1918/1999, 191).

Ce qu'est l'art n'est plus déterminé par un canon quelconque qui impose des normes académiques ou classiques. Selon la philosophie de la vie ("Lebensphilosophie"), seul l'acte créateur qui —pour passer dans la terminologie bergsonienne —devient l'expression de l'élan vital est dorénavant accepté comme art ; l'autonomie de la subjectivité l'emporte sur toute autorité aliénant l'œuvre d'art à son créateur.

En Italie, le futurisme, accueilli par Benn comme le premier courant important de l'expressionnisme, proclame l'universalité de l'élan vital bergsonien, qu'il détache du sujet afin de faire l'apologie de la vitesse comme principe universel. Ici, création artistique et organisation sociale se confondent. Et l'homme est censé disparaître! Le nouvel idéal "humain" sera dorénavant incarné par le robot!

La philosophie de Simmel, par contre, se réfère à une des avant-gardes esthétiques dont l'avènement est étroitement lié au grand cataclysme historique et culturel survenu avec la première guerre mondiale. L'historien canadien Modris Ecksteins souligne que cette guerre a rendu universel, voire démocratique, le climat d'avant-garde, puisque les expériences traumatisantes dans les fossés ont exposé les individus —enfermés dans leurs monades face à la mort omniprésente —au choc et l'amoralisme, qui avaient été, avant 1914, un phénomène purement esthétique conjuré par une élite (Eksteins : 1989, 227 sqq.). Après la "grande" guerre, la vie intellectuelle s'est vue plongée dans un climat tragique séduisant une avant-garde sous l'emprise des traumatismes vécus.

Le philosophe Ludwig Marcuse, par exemple, voit dans le théâtre de l'expressionnisme (Wedekind et Kaiser) l'accomplissement de la pensée tragique —donc celui d'une tradition qui dépasse notamment le classicisme de Weimar : "Wir leben in der Welt der Tragödie" (Marcuse 1923/1991, 181). Sans nommer Nietzsche, Marcuse traduit ici une idée fondamentale de Nietzsche : la tradition n'est point un système d'imitation, mais un impératif. Dans ce climat de rupture et d'anti-traditionalisme, le concept de tradition n'est donc point abandonné, mais repensé ! La seule forme d'aisthesis (perception esthétique), c'est dorénavant le pathos du tragique.

L'anti-traditionalisme, qui a pris la suite et le sillon de la pensée nietzschéenne, fait apparaître ce paradoxe que, tout au long de cette période appelée "entre-deux-guerres", il est toujours question d'une autre tradition plus puissante ou plus profonde. Cette question constitue en quelque sorte le tronc commun pour plusieurs maîtres penseurs cependant profondément différents comme Simmel, Spengler, Schmitt, Freud, Jung ou Heidegger. Pour cette raison, on peut parler d'un topos particulier : le topos des deux traditions.

Les pages suivantes seront consacrées à cinq réflexions philosophiques sur cet anti-traditionalisme qui a marqué notamment la pensée allemande de l'entre-deux-guerres, et qui est —malgré les approches fort différentes — inséparablement lié à l'avènement du fascisme. Ces réflexions veulent attirer l'attention sur un aspect particulier d'une époque où les artistes et les philosophes hésitaient entre un renouveau esthétique ou politique (révolutionnaires) et une "esthétisation de la politique" (Benjamin : 1936/1991, 738) sous l'enseigne d'une idéologie totalitaire. Et pourtant, aussi divergentes que ces démarches puissent paraître, il partagent la même Stimmung (cf. Traverso : 1997, 49), ils appartiennent au même climat intellectuel. D'une façon ou l'autre, telle est l'hypothèse avancée ici, ils ont tous recours au topos des deux traditions.

 


 

1ère réflexion : du " charisme " chez Max Weber à une théologie politique

 

La revendication nietzschéenne d'un fondateur de tradition se répercute sur le concept de charisme développé par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et Société):

"Die charismatische Herrschaft ist, als das Außeralltägliche, sowohl der rationalen, insbesondere der bureaukratischen, als der traditionalen, insbesondere der patriarchalen und patrimonialen oder ständischen, schroff entgegengesetzt. Beide sind spezifische Alltags-Formen der Herrschaft - die (genuin charismatische ist spezifisch das Gegenteil. Die bureaukratische Herrschaft ist spezifisch rational im Sinne der Bindung an diskursiv analysierbare Regeln, die charismatische spezifisch irrational im Sinne der Regelfremdheit. Die traditionale Herrschaft ist gebunden an die Präzenzien der Vergangenheit und insoweit ebenfalls regelhaft orientiert, die charismatische stüzt (innerhalb ihres Bereichs) die Vergangenheit um und ist in diesem Sinn spezifisch revolutionär" (Weber : 1921/2000, 141).

Le charisme est la grande force révolutionnaire des époques entièrement soumises à une tradition ("die große revolutionäre Macht in traditional gebundenen Epochen") ; il émerge de l'intérieur même d'une organisation sociale attachée à une telle tradition pour donner une nouvelle orientation à tous les modes de la vie, voire à la totalité d'un monde (dans le sens de ce qu'on appelle la Lebenswelt - "le monde vécu"). Dans une époque pré-rationaliste, le charisme et la tradition sont les deux piliers inséparables qui déterminent toute action humaine et lui donnent sa signification ainsi que sa légitimité : "In vorrationalistischen Epochen teilen Tradition und Charisma nahezu die Gesamtheit der Orientierungsrichtungen des Handelns unter sich auf " (Weber : 1921/2000, 142). Il s'ensuit qu'il n'y a aucun changement de tradition sans l'intervention d'une personnalité charismatique! Ainsi, Weber applique l'idée nietzschéenne d'un fondateur de tradition à la politique et à l'histoire. Or, pour faire appel à un chef charismatique, une époque doit s'avérer profondément irrationnelle —donc marquée par une vraie tradition vitale. En d'autres termes : l'histoire ne peut reprendre sa marche qu'à condition que la raison soit suspendue dans acte charismatique qui installe une autre tradition.

Toutefois, il faut distinguer, chez Weber, entre deux concepts de tradition : le premier désigne la force vitale d'une collectivité, le second, par contre, le système imposée par le charisme. En tant qu'instrument d'une domination bureaucratique, la seconde tradition se révèle comme pure abstraction sans aucune puissance créatrice; elle résume des traditions mortes au nom d'un ordre à maintenir. Néanmoins, le maintien d'un ordre social et, encore plus, la préservation d'un peuple avec sa civilisation sont les fonctions primaires de toute tradition. La sociologie de Weber montre peut-être encore mieux que les théories esthétiques l'importance du topos des deux traditions résumant le paradoxe d'un anti-traditionalisme en quête d'un nouveau concept de tradition.

La sociologie du charisme signifie une réfutation de toute philosophie d'histoire dans la tradition de l'Aufklärung (Condorcet, Lessing) ou de celle du 19ème siècle (Hegel, Comte, Marx). Cette réfutation va de pair avec celle des visions millénaristes —purement séculaires ou issues d'une nouvelle spiritualité —propageant la fin de l'histoire et l'avènement d'une ère nouvelle. L'Histoire n'est plus considérée comme un mouvement orienté vers un eschaton. Dorénavant, seul au "Führer" charismatique est attribué le pouvoir de changer le cours de l'histoire —ce qui implique néanmoins une signification purement religieuse de sa personne.

Une telle position donne lieu à la naissance d'une théorie de l'état d'exception qui fait appel à une théologie politique. Dans ses livres Die Diktatur (La Dictature) et Politische Theologie (Theólogie politique), parus en 1921 et 1922, Carl Schmitt développe, "en prophétie pour ainsi dire intéressée, un paradigme (une 'forme de gouvernement'), qui non seulement est resté actuel, mais a même aujourd'hui atteint son complet développement" (Agamben : 2003, 56). La "théologie politique" assure dorénavant un tronc théologique à tout concept politique, juridique ou historique. Autrement dit : toute notion issue de ces domaines est sous l'emprise sémantique d'une théologie, c'est-à-dire elle est fondée sur une discursivité incontestée dans son autorité —à l'instar de la traditio (lat.) en théologie catholique.

Le juriste Schmitt seconde son analyse de la "théologie politique" par une interprétation de la tradition juridique : il tente de prouver que l'état d'exception est le point de départ de la légitimité d'un pouvoir, à condition qu'une "théologie politique" garantisse l'homogénéité des "concepts" théologiques, politiques et juridiques. L'état d'exception et la dictature souveraine, qui en émerge, constituent donc un paradoxe : ils affirment le paradigme d'une théologie politique ; en même temps, ils ébranlent un système assuré par ce paradigme.

Vu de près, Schmitt voit également agir, au cours de l'Histoire, deux concepts de tradition différents : l'état d'exception en tant que tel fonde la légitimité et la souveraineté d'un chef politique qui, par son pouvoir, instaure une nouvelle tradition (= dictature souveraine), tandis qu'une autre tradition issue de la première et devenue pas moins "théologique" assure dorénavant cette légitimité, tout en admettant qu'une constitution soit suspendue par une dictature de commissaire quant à son application, "sans pour autant cesser de rester en vigueur" (Agamben 2003, 58). Cependant, même le pouvoir constituant n'est par entièrement gratuit : "il représente 'un minimum de constitution' [Schmitt] inscrit dans toute action politique décisive, et il est par conséquent en mesure de garantir également pour la dictature souveraine la relation entre état d'exception et ordre juridique" (Agamben : 2003, 59). En d'autres termes : la "dictature" selon Schmitt est censé assurer la dialectique de deux traditions juridiques.

Avec l'ère moderne, les conditions ont changé : puisque les rois ont disparus, il n' y a plus ni les circonstances ni les personnalités pour réaliser un tel acte de " législateur " assurant sa propre légitimité. Par conséquent, le principe même de légitimité, telle est la conclusion de Schmitt, disparaît avec la monarchie : désormais, la dictature reste l'unique forme de gouvernement pour combler ce vide politique qui marque en même temps un vide théologique (Schmitt 1922/1934, 66 ; cf. Monod : 2002, 117sqq.).

En 1933, Schmitt en tire des conséquences cyniques, pour affirmer à la fois la légalité de la prise du pouvoir de Hitler et l'abolition de la constitution de Weimar : "Das Lebendige kann sich nicht am Toten und die Kraft braucht sich nicht an der Kraftlosigkeit zu legitimieren" (Schmitt 1933, 8).

 


 

2ème réflexion : Oswald Spengler - le chantre du crépuscule

 

Dans Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l'occident) Oswald Spengler cherche à expliquer la naissance d'un peuple et de sa culture par l'unité de la race fondée sur une aristocratie qui moule l'être par sa pure force créatrice ("Gestaltungskraft"), tout en imposant, à jamais ("für alle Zukunft"), le rythme ("Takt") de son sang. Depuis son commencement, une civilisation est poussée à l'ascendance dynamique vers une forme vitale; au temps de sa maturité, enfin, la discipline et la puissance de la tradition se font valoir :

"Denn was für jede Frühzeit dieser schöpferische Aufstieg zur lebendigen Form, das ist für die Spätzeit die Macht der Tradition, nämlich die alte und feste Zucht der sicher gewordene Takt von solcher Stärke, daß er das Absterben der alten Geschlechter überdauert und unaufhörlich neue Menschen und Daseinsströme aus der Tiefe in seinen Bann zieht" (Spengler : 1923/1995, 976).

Chacun des deux principes - la pure force créatrice et la tradition - connaît son moment historique. Ils sont pourtant inséparables dans leurs fonctions : instaurer et maintenir une "morphologie" qui s'impose aux générations futures. Par la force de la tradition, l'individu est porteur d'une destinée tragique. De surcroît, ce dualisme d'une force créatrice et d'une tradition révèle (mutatis mutandis) le dualisme nietzschéen opposant le dionysiaque à l'apollonien : la vraie culture porte encore en elle une force, dans laquelle elle puise sa grandeur - il en est de même pour les beaux arts ainsi que pour les arts tout court. L'essence de l'art ne se résume point dans un canon qui incite à l'imitation de formes mortes ; selon Spengler, l'art vivant et disposant de tout son dynamisme fait ressentir "la puissance de la tradition" ("Macht der Tradition"). Spengler se réclame explicitement du dualisme nietzschéen : "Seit Nietzsche kennen wir den großen in immer neuer Gestalt fortwirkenden Gegensatz im antiken Dasein : Apollo und Dionysos, Stoa und Epikur, Sparta und Athen, Senat und Plebs, Tribunat und Patriziat." (Spengler : 1920, 24). Et Spengler souligne l'impact politique de la vraie tradition "dionysiaque", en faisant appel à un effort héroïque. Or la politique héroïque impose le règne de la force et de la violence. Dans ces conditions, et dans ces conditions seulement, les destins individuels et collectifs peuvent se transformer en destinées tragiques.

La pensée dualiste de Spengler va de pair avec une vision entéléchique de l'Histoire (cf. Spengler : 1931, 7) : toute vraie tradition porte en elle sa propre fin —l'épanouissement à l'âge de sa maturité, puis son déclin. Sans une telle finalité, il n'y a pas de destinée tragique! Une tradition est donc inéluctablement condamnée à la disparition, dès que le peuple a perdu le rythme assurant sa puissance, dès que l'aristocratie, qui a entretenu ce dynamisme, se voit cantonnée au statut de spectateur. Désormais, la race n'est plus qu'une forme vide. De ce tournant décisif, où la tradition pert sa puissance, naît la civilisation: "Zivilisation aber - wirkliche Rückkehr zur Natur - ist das Erlöschen des Adels nicht als Stamm, was von gieriger Bedeutung wäre, sondern als lebendige Tradition, und der Ersatz des schicksalhaften Taktes durch kausale Intelligenz" (Spengler: 1923/1995: 977). Tout en simplifiant sa pensée, Spengler s'en prend avec ironie à Jean-Jacques Rousseau qui a vanté le retour à la nature. Une telle vie innocente en parfaite harmonie avec la nature est, pour le penseur du déclin de l'occident, profondément inhumaine : il ne s'agit que d'une simple passivité niant le vrai rythme vital. Le " rythme " présuppose plus que la soumission à l'éternel cycle de la naissance et de la mort, au changement des saisons, aux impératifs du climat etc. —il n'y a pas de rythme sans une volonté individuelle ou collective! Participer au destin de la race soudée par le sang signifie transcender la nature en tant que natura naturata — NB : Spengler critique vivement la philosophie anti-tragique du juif Spinoza. La civilisation est cependant considérée supérieure à la nature, car celle-là pousse le principe de causalité à la perfection, et maintient ainsi le dualisme vital. Or, avec l'accomplissement du règne d'une causalité perfectionnée, la civilisation a cessé d'être une entité signifiante, elle a perdu de vue le devenir et redescend au même rang que la nature purement mécanique - "Die Geschichte ist ewiges Werden, ewige Zukunft also ; die Natur ist geworden, also ewige Vergangenheit" (Spengler 1923/1995: 499). Soumise au règne de la causalité, la civilisation ne connaît plus d'histoire!

Mais la notion spenglérienne de civilisation paraît d'abord contradictoire : d'une part, dans Der Untergang des Abendlandes, il en dénonce le mécanisme mort cherchant à sauvegarder une organisation sociale en voie de disparition, d'autre part, dans Der Mensch und die Technik (L'Homme et la technique), il en vante les exploits de la nouvelle technique qui rejoint la culture pour accomplir une destinée tragique. En faisant appel à Nietzsche et au mythe de Faust, Spengler veut réconcilier l'homme avec la modernité : la coexistence de Dionysos et d'Apollon est assurée par l'âme faustienne. Seule l'âme faustienne est en mesure de se servir de la technique pour réaliser un grand dessein (cf. Taguieff : 2001, 167) - elle seule s'élève au-dessus d'une bourgeoisie lâche :

"Die Fortschrittsphilister begeistern sich über jeden Druckknopf, der eine Vorrichtung in Bewegung setzte, die - angeblich - menschliche Arbeit ersparte. An die Stelle der echten Religion früher Zeiten tritt die platte Schwärmerei für die ‚Errungenschaften der Menschheit', worunter lediglich Fortschritte der arbeitssparenden und amüsierenden Technik verstanden wurde. Von der Seele war nicht die Rede" (Spengler 1931, 3).

La bourgeoisie a ravalé la technique au rang de simple instrument au service d'une vie à agrémenter. D'après Spengler, la technique puise son unique justification dans cette entreprise héroïque qu'est la vraie vie tragique —"Die Technik ist die Taktik des ganzen Lebens. Sie ist die innere Form des Verfahrens im Kampf, der mit dem Leben selbst gleichbedeutend ist" (Spengler : 1931, 5). Alors que la civilisation marque tout d'abord l'abandon du combat héroïque, la culture unit la technique à la volonté humaine pour créer une nouvelle forme authentique :

"Die Technik im Leben des Menschen ist bewußt, willkürlich, veränderlich, persönlich, erfinderisch. Sie wird erlernt und verbessert. Der Mensch ist Schöpfer seiner Lebenstaktik geworden. Sie ist seine Größe uns sein Verhängnis. Und die innere Form dieses schöpferischen Lebens nennen wir Kultur, Kultur besitzen, Kultur schaffen, an der Kultur leiden. Die Schöpfungen des Menschen sind Ausdruck dieses Daseins in persönlicher Form" (Spengler : 1931, 17).

Cependant, il y a dans cette vision de la culture faustienne fondée sur la technique une mise en garde contre le danger d'une autodestruction. La technique moderne et cette culture héroïque qu'elle entraîne risquent de succomber à la même dialectique que la tradition. C'est Pierre-André Taguieff qui résume cette idée dans son livre Le Sens du progrès : "Car l'envers —ou le grand effet pervers —de la civilisation moderne privilégiant la mécanisation, l'organisation et l'exploitation, c'est la destruction et l'éradication des formes multiples du vivant. Tout se passe comme si, pour Spengler, l'homme faustien terminal devait reconnaître qu'il ne peut pas vivre dans le monde qu'il a fabriqué" (Taguieff : 2004, 300).

L'apologie spenglérienne d'une culture de la technique —opposée à la civilisation —montre des parallèles remarquables avec les revendications des futuristes italiens qui unissent leur culte de la technique moderne à l'élan vital bergsonien pour proclamer l'idée de la beauté mécanique" (Marinetti : 1911/1980, 110). Néanmoins, Marinetti rejette avec véhémence toute influence de Nietzsche :

"C'est un passéiste qui marche sur les cimes des monts thessaliens […] Son surhomme est un produit de l'imagination hellénique, construit avec les trois cadavres pourrissants d'Apollon, de Mars et de Bacchus […]. Nous opposons à ce surhomme grec, né dans la poussière des bibliothèques, l'homme multiplié par lui-même, ennemi du livre, ami de l'expérience personnelle, élève de la Machine, cultivateur acharné de sa volonté, lucide dans l'éclair de son inspiration, armé de flair félin, de foudroyants calculs, d'instinct sauvage, d'intuition, d'astuce et de témérité" (Marinetti : 1911/1980, 123 sq.).

Ce discours élève au pathétique le choc assumé "esthétiquement" dans l'instant même qu'il est subi. L'homme selon Marinetti doit se perfectionner avec le mouvement et la vitesse qui règnent dans le monde moderne : la volonté pousse cet homme de l'ère des machines à la précision dans tous ses gestes —à l'instar d'un automate. Toute dialectique est sacrifiée au seul culte du mouvement, par lequel l'homme se dépasse lui-même afin de s'y soumettre. Le futurisme n'entend pas repenser l'homme dans la perspective d'une anthropologie "supérieure", ce qui est d'ailleurs l'intention de Nietzsche (cf. Kuhnle : 1999), mais de son annihilation héroïque hic et nunc —comme il proclame l'annihilation de toute forme au profit de la représentation du mouvement et de la vitesse.

Contrairement aux futuristes, Spengler vante la primauté de la "forme", terme auquel il donne une signification particulière : la technique n'impose point une vraie "forme" qui, en tant que "forme de la vie créatrice" ("Form schöpferischen Lebens"), est toujours plus qu'une simple apparence extérieure ; toute technique ne trouve son accomplissement qu'en obéissant aux exigences de cette "forme" qui exprime la volonté d'une aristocratie. Et l'idée d'un rythme implique celle d'une extension temporelle qui, à son tour, exige une temporalité remplie par l'action et la vitesse —point une durée vide. La vie créatrice trouve son expression dans une attitude esthétique qui débouche sur le paradoxe d'un "classicisme anti-traditionaliste", puisque l'art doit contenir la force vitale en s'affirmant elle-même comme force —"Was heute als Kunst betrieben wird, ist Ohnmacht und Lüge, die Musik nach Wenzel so gut wie die Malerei nach Manet, Cézanne, Leibl und Menzel" (Spengler 1923/1995, 378). Or des véritables effluves rhétoriques soulignent, chez Spengler, l'autodafé qui frappe l'art moderne et avant-gardiste :

"[…] eine Jagd nach den Illusionen einer künstlerischen Fortentwicklung, der persönlichen Eigenart, des 'neuen Stils', der 'ungeahnten Möglichkeiten', ein theoretisches Geschwätz, eine anspruchsvolle Haltung tonangebender Künstler wie die von Akrobaten, die mit Zentnergewichten von Pappe hantieren ('hodlern'), der Literat statt des Dichters, die schamlose Farce des Expressionismus als ein Stück Kunstgeschichte, das der Kunsthandel organisiert hat, das Denken, Fühlen und Formen als Kunstgewerbe" (Spengler 1923/1995, 378).

Toutefois, la harangue spenglérienne contre l'art moderne reste imprégnée de cet anti-traditionalisme qui caractérise la pensée allemande de l'entre-deux-guerres. Pour expliquer ce paradoxe, il est utile de rappeler pourquoi Marinetti a réfuté le surhomme nietzschéen, qu'il a traité de "produit de l'imagination hellénique, construit avec les trois cadavres pourrissants d'Apollon, de Mars et de Bacchus". Ainsi, Marinetti a dévoilé une lecture de Nietzsche qui, malgré toute attitude élitiste ou révolutionnaire, est restée profondément bourgeoise : la revendication pathétique d'Apollon et de Dionysos par une classe avide de sens signifie tout d'abord la tentative vaine d'attribuer une nouvelle valeur à un moule esthétique ancien —et c'est d'ailleurs cette classe qui a élevé Spengler au rang d'un prophète.

D'après Spengler, la volonté "aristocratique" s'inscrit aussi dans les idéologies modernes comme l'anarchisme et le socialisme : ces courants expriment la "volonté de puissance" d'une âme faustienne qui se fait sentir à travers la guerre et l'idée de la révolution. Cette âme cherche à " souder " la masse "difforme" qu'est l'humanité pour créer un ensemble, une "forme 'homogène, bref: un style —' in der Tatsache des Weltkrieges und der Idee der Weltrevolution, in der Entschlossenheit, durch Mittel faustischer Technik und Erfindung das Gewimmel der Menschheit zu einem Ganzen zu schweißen" (Spengler : 1920, 23sq.). Et dans un effort sémantique, qu'on pourrait qualifier de double-speak, Spengler attribue un nouvelle signification au mot "socialisme" qu'il oppose à l'entreprise purement "littéraire" du marxisme (Spengler : 1920, 81) : "Die abendländischen Völker mit archaischem Instinkt sind sozialistisch im größeren Sinne des Faustisch-Wirklichen" (Spengler : 1920, 25). À condition qu'on participe aux grands cataclysmes tragiques du 20ème siècle avec la plénitude d'une âme faustienne, on peut se considérer comme "socialiste" : "Wir sind Sozialisten. Wir wollen es nicht umsonst gewesen sein" (Spengler : 1920, 99). Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette interjection par laquelle il termine son tract Preussentum und Sozialismus (Prussianité et socialisme) pour lui, le terme "socialisme" ne désigne point l'ébauche d'une société nouvelle à instaurer, mais l'accomplissement d'une destinée et de sa représentation esthétique. Georg Lukács dénonce les conséquences d'une telle apologie d'un "socialisme faustien". Son nouveau "socialisme" se confond avec l'idéal d'une Prusse militariste pour annoncer, dans une certaine mesure, le triomphe d'une idéologie comme celle du national-socialisme — "so will er hier den deutschen imperialistischen Kapitalismus mit seiner junkerlich-militaristischen Zügen gedanklich so retten, daß er ihn in 'eigentlichen' Sozialismus umtauft. Damit hat er aber bereits den Grundgedanken der sozialen Demagogie eines Hitlerismus vorweggenommen" (Lukács 1954 / 1983, 152).

Spengler conjure un culte de la catastrophe sans aucune signification eschatologique, puisque toute eschatologie présuppose l'espoir d'une rédemption. Depuis Lessing et Condorcet jusqu'à Marx et ses disciples, en passant par Saint-Simon et Comte, les apologies évolutionnistes ou révolutionnaires du progrès du genre humain sont restées fidèles à cette idée que Spengler dénonce désormais comme la négation du tragique. Ainsi, il s'en prend la haine primordiale de l'Apocalypse contre la culture antique —et c'est le bolchevisme qui prolonge cette haine (Spengler : 1920, 94).

Son catastrophisme pose l'immanence de la fin comme conditio sine qua non de toute tragédie et, par conséquent, de l'Histoire tout court ; c'est un culte qui, par-dessus le marché, prétend reposer sur des connaissances scientifiques: "Die Weltgeschichte schreitet von Katastrophe zu Katastrophe fort, ob wir sie nun begreifen und begründen können oder nicht. Man nennt das heute, seit H. de Vries, Mutation" (Spengler : 1931, 19) —une idée qui fait penser, dans une certaine mesure, au culte de la destruction propagée par de Sade : "[…] l'action que vous commettez, en variant les formes de ses différents ouvrages, est avantageuse pour [la nature], puisque vous lui fournissez par cette action la matière première de ses reconstructions, dont le travail lui deviendrait impraticable si vous n'anéantissiez pas " (Sade 1998, 146).

À la différence du "divin" marquis, Spengler prend une attitude anti-individualiste. Mais cet anti-individualisme est loin de déboucher sur un collectivisme quelconque : Spengler préconise toujours l'autonomie d'un observateur aristocratique situé dans une position quasi-transcendantale, donc l'autonomie de l'individu supérieur ; et l'objet de cet observateur est la collectivité devenue "forme". Cette forme est pourtant niée par les masses difformes et grouillantes qui peuplent les métropoles.

La civilisation moderne a aliéné l'individu et la collectivité à leur destinée tragique: "Die Technik ist mit den wachsenden Städten bürgerlich geworden". Et le penseur des grandes destinées héroïques assimile Lénine à la bourgeoisie, en ironisant sur la force rédemptrice attribuée communément à la technique:

"Die Technik ist ewig und unvergänglich wie Gott Vater ; sie erlöst die Menschheit wie der Sohn sie erleuchtet uns wie der Heilige Geist. Und ihr Anbeter ist der Fortschrittsphilister der Neuzeit, von Lamettrie bis Lenin" (Spengler : 1931, 49).

Dans son essai Die Welt der Tragödie (Le Monde de la tragédie) de 1923, où Ludwig Marcuse déclare que le monde de l'entre-deux-guerres est celui de la tragédie, l'expérience de la souffrance ("das Leiderlebnis") est devenue universelle. Sans être nommé explicitement, le concept nietzschéen de "l'homme supérieur" ou du "surhomme" y retentit quand il est question de l'éternelle fragmentation cosmique que la modernité tragique impose à l'homme; c'est la souffrance d'un homme qui connaît plus de cosmos, donc plus de sens — "Die absolute Tragik der tragischen Tragödie ist das Leid ohne Sinn. Leid ohne Sinn ist gesteigertes Leid" (Marcuse : 1923/1991, 16, 20 et 18). Ce climat tragique esquissé par Marcuse paraît aussi anticiper sur le trajet parcouru, sous l'impression de la Seconde Guerre mondiale, du constat d'un climat d'absurdité chez Camus au théâtre de l'absurde de Beckett ou d'Ionesco (cf. Domenach : 1967/1972, 254-278). Marcuse, qui accueille des formes nouvelles en littérature, écrit sur les drames de Frank Wedekind:

"So reden Wedekinds Menschen aneinander vorbei ; jeder hört nur das Echo seiner Worte ; der Dialog ist eine Symphonie, eine Kakophonie von Monologen, und diese Monologe sind in Worte gebrachte Triebe und Tragödien : die Tragödie des Menschen, der eine Moral überwinden will ; und die Tragödie des Pessimisten, der das Lachen der Welt dichten will" (Marcuse 1923/1991, 165).

Ce qui sépare Marcuse de son contemporain Spengler, c'est qu'il considère le monde moderne comme l'aboutissement de toute tragédie, et qu'il admet les formes littéraires modernes en quelque sorte comme eschaton. Spengler, par contre, dresse un tableau "morphologique" de l'histoire. Sa "morphologie" présuppose la succession de cultures qui ne sont reliées entre elles par aucune "chaîne de tradition" (Herder) : comme les plantes d'une même espèce, les grandes cultures disposent d'une morphologie (mutatis mutandis: structure). Cette morphologie va de pair avec un développement interne parcourant les sempiternelles étapes d'une entéléchie implacable: naissance —maturité —vieillesse/déchéance. Pour cette raison, les possibilité d'une esthétique de l'innovation et de l'invention libre —donc d'une esthétique avant-gardiste —restent bien limitées dans une telle approche de l'histoire des civilisations et des cultures.

D'après Spengler, les grands cycles des civilisations et des cultures sont des cycles fermés ; la répétition de ces cycles n'a rien à voir avec le mythe de l'éternel retour ("Mythos der Ewigen Wiederkehr") de Nietzsche. Les moments de répétition recensés par la morphologie de l'histoire signifient tout d'abord un memento finis dans les sens d'une immanence inéluctable de la fin. L'attitude spenglérienne est celle d'un esthète qui paraît éprouver un véritable sentiment de volupté face à cette fin immanente à toute culture. Le surhomme nietzschéen, par contre, dépasse ce pathos de la fin: il est censé assumer non seulement une répétition, mais se soumettre à l'épreuve suprême de l'éternel retour, dont le mouvement impitoyable se refuse à l'idée même de finitude, et qui fait même apparaître la mort tragique comme une forme de délivrance (en guise de rédemption)! Le surhomme ne cherche donc pas la mort! Sauvé après son naufrage, Zarathoustra se rejette dans les flots, non pas pour mourir, mais pour re-vivre son naufrage (cf. Blumenberg: 1993, 22)! Le mythe nietzschéen est par conséquent radicalement anti-historique.

Spengler postule son memento finis aussi comme fondement d'une éthique particulière. Cette éthique revendique l'accomplissement héroïque d'une destinée —pour devenir l'objet d'un jugement esthétique. Son œuvre majeure, Der Untergang des Abendlandes, conclut avec une maxime célèbre de Sénèque: "Ducunt fata volentem, nolentem trahunt". Ce n'est qu'en obéissant au rythme dicté par le destin que l'homme se trouve en parfait accord avec soi-même; ce n'est qu'en accomplissant sa destinée avec toute la force de la volonté qu'il peut s'élever aux cimes du tragique. Le pathétique dans toute sa plénitude dionysiaque est celui d'une vie consumée sans réserve —"Lieber ein kurzes Leben voll Tat und Ruhm als ein langes ohne Inhalt" (Spengler : 1931, 61). En rejetant l'idée chrétienne de la rédemption, il rejette aussi tout optimisme "lâche": " Die Zeit läßt sich nicht anhalten; es gibt keine weise Umkehr, keinen klugen Verzicht. Nur Träumer glauben an Auswege. Optimismus ist Feigheit" (Spengler : 1931, 61).

La vraie religion est dionysiaque et faustienne par essence; et en tant que telle, elle s'inscrit même dans la pensée scientifique. Il en résulte que le deuxième principe de la thermodynamique (la loi de l'entropie) représente, pour Spengler, cette irréversibilité vers laquelle est tournée l'âme faustienne:

"Das Weltende ist die Vollendung einer innerlich notwendigen Entwicklung - das ist die Götterdämmerung ; das bedeutet also, als irreligiöse Fassung des Mythos, die Lehre von der Entropie" (Spengler 1923/1995, 546).

Et pourtant, le mythe crépusculaire propagé par Spengler ne peut être poussé jusqu'à l'ultime fin: la fin de l'humanité. C'est d'ailleurs Jean-Paul Sartre qui le souligne :

"La fin de l'humanité, c'est la fin du monde (ce que l'expression "fin du monde" signifie explicitement) mais la fin de l'humanité n'intéresse qu'elle, ne peut être pensée ni vécue que par elle. […] De ce point de vue, la position spenglérienne est possible: voir l'humanité comme une vie soumise à l'enfance, au vieillissement, à la mort. Mais ceci n'est qu'un des aspects: il pourrait sembler que l'humanité n'a de destin et que les destins sont seulement intrahistorique" (Sartre: 1983, 437).

Si Spengler parle de "Weltende", il entend par "fin du monde" tout d'abord le "crépuscule des dieux" ("Götterdämmerung"), ce qui veut dire: la fin de cette élite aristocratique qui, par son sang, constitue la race et en assure le dynamisme. Malgré cette évocation pathétique de la fin du monde, il ne s'agit que de la fin d'un monde puisqu'il reste toujours un "survivant": l'historien-esthète en est l'observateur qui dresse son tableau "morphologique" de l'histoire et de ses cycles.

Dans ce contexte, il est nécessaire de rappeler que le second principe de la thermodynamique suppose un système thermiquement isolé où tout phénomène entraîne une augmentation d'entropie. Appliqué à une culture ou une civilisation, ce principe de la thermodynamique signifie qu'aucun projet ne peut outrepasser les limites imposées par une histoire tragique. Pour un observateur "transcendantal", c'est l'accomplissement du mythos (fabula/fable) dans le sens aristotélicien du terme. En 1932, Karl Jaspers, dont la philosophie prône la force de l'individu exposé aux "situations-limites" (cf. Kuhnle : 2000b), s'en prend à un tel catastrophisme sans transcendance: il le dénonce comme une pure entreprise narrative vidée de tout sens (Jaspers 1932/1973, 224) et le renvoie au rang d'une "aventure" (Kuhnle 2003, 135). Paul Ricoeur rapelle ce côté "dramatique" de tout catastrophisme en écrivant : "Il n'est pas, en effet, déplacé de rapprocher de la péripétéia aristotélicienne les tourments de l'Apocalypse" (Ricœur 1991, 47 - il se réfère ici à Kermode: 1966). Le chantre du crépuscule et du déclin Oswald Spengler qui réfute le "mythe" de l'Apocalypse, maintient cependant cette idée d'une péripétie tragique comme élément constitutif de tout catastrophisme héroïque.

Claude Lévi-Strauss prend une attitude comparable à celle de Spengler quand il observe les cultures "primitives" en voie de disparition. Dans La Pensée sauvage, il prétend être "agnostique" et "matérialiste transcendantal" —bref: "esthète" (Lévi-Strauss 1962/1990, 294). Ses racines spenglériennes deviennent manifestes dans son premier ouvrage majeur, Tristes tropiques : les mégalopoles du "tiers" monde condamnent les cultures "primitives" à la dissolution. Certes, Lévi-Strauss poursuit une autre démarche dans ses études sur les sociétés archaïques. Néanmoins, l'auteur des Tristes tropiques partage le pessimisme "esthétique" de Spengler, dont l'influence sera peut-être atténuée, mais jamais entièrement réfutée par l'auteur de l'Anthropologie structurale et de La Pensée sauvage (cf. Kuhnle : 2000, 149-155); on est même amené à considérer le théoricien de la "morphologie" comme un précurseur du structuralisme. Lévi-Strauss reprend également l'évocation pathétique de l'entropie, pour traduire la mélancolie d'un chercheur qui voit disparaître l'objet de ses recherches: l'anthropologue devient "entropologue" (Lévi-Strauss: 1955/1982, 479n.).

Dans le "final" de ses Mythologiques, Lévi-Strauss va encore plus loin: quand l'art bercé par les "canons traditionnels" est dépourvu de toute puissance "religieuse" (Schmitt dirait, peut-être, "séparé de tout fondement théologique"), quand il a perdu son attachement à une tradition forte, l'heure du mythe —d'une structure constituant une entité signifiante homogène et apparaissant comme pourvue d'une force sui generis —est arrivée encore une fois, et bien pour une dernière fois. C'est l'heure de la musique —d'après Nietzsche l'expression même du dionysiaque. Et chez l'auteur des Mythologiques, la résurrection du mythe est associée au même nom que la volonté de tradition chez le jeune Nietzsche:

"C'est sans nul doute avec Wagner que la musique a pris conscience d'une évolution qui lui faisait assumer les structures du mythe ; et c'est à partir de ce moment que l'art du développement piétine et s'essouffle, dans l'attente du renouveau des formes de composition qui apparaîtra chez Debussy " (Lévi-Strauss: 1971, 584).



 

3ème réflexion : la puissance mythique de l'inconscient

Chez les égyptiens au temps de Moïse, Freud distingue une opposition entre tradition et historiographie: "Die Tradition war Ergänzung und zugleich der Widerspruch zur Geschichtsschreibung" (Freud: GW XVI, 172). Ici, tradition signifie tout d'abord "tradition orale" ; et la démarche freudienne paraît fort différente de celle de Nietzsche ou de Spengler. Nonobstant, on retrouve —mutatis mutandis, bien sûr —chez Freud le même dualisme entre une force vitale et un système de normes garantissant la persistance d'une communauté, d'une civilisation. Un tel système constitue une force "bureaucratique" —dans le sens wébérien du terme —assurée par les écrits ("schriftliche Fixierung"). Certainement, Freud pense de surcroît à cette (lat.) traditio de l'Église chrétienne qui mettait l'autorité des écrits patristiques au-dessus de toute autre exégèse. À un moment donné, une tradition puissante et dynamique est cantonnée dans l'"écriture": finalement, elle est soumise —comme dirait Spengler —au règne de la causalité.

Pour expliquer la puissance d'une tradition plus authentique sachant ébranler une "tradition" officielle, Freud a recours à la psychologie du traumatisme: un choc se manifeste après-coup dans les symptômes d'une "névrose". Ces symptômes renvoient directement à l'événement qui a causé le traumatisme. La force qui peut faire revivre un tel événement à tout moment est nommée "latence". Selon l'hypothèse freudienne, l'histoire des religions est déterminée par des latences: elles renvoient toujours à un événement qui, dans la nuit des temps, a ébranlé tout un peuple; elles font revivre sans cesse la peur engendrée jadis —mais elles n'entretiennent pas moins l'espoir d'en être délivré. Dans certaines cultures, comme celle des hellènes, les latences sont vécues à travers la littérature, nourrie par une tradition authentique: l'épopée de Homère et les grandes tragédies antiques s'élèvent sur les mythes dont elles font ressentir la puissance originale. C'est ici que l'influence de Nietzsche sur la pensée freudienne devient évidente: cette dernière reprend le dualisme de l'apollonien et du dionysiaque.

En citant Nietzsche, qui voyait dans le rêve ressurgir une partie archaïque de l'humanité —"ein uraltes Stück Menschentum" (cit. dans Freud: GW II/III 554) —, Freud constate que les rêves ouvrent les portes sur "l'enfance phylogénétique" (Freud: GW II/III 554). Ce que, dans le contexte des religions, Freud appelle tradition agit donc sur le même plan que l'inconscient: cette tradition est cachée dans les profondeurs de notre âme —"so daß die Psychoanalyse einen hohen Rang unter den Wissenschaften beanspruchen darf, die sich bemühen, die älteste und dunkelste Phase der Menschheitsbeginns zu rekonstruieren" (Freud: GW II/III 554). À cela, on peut facilement opposer une autre tradition: celle dans laquelle se reflètent les instances du sur-moi. Mais ici, Freud évite de parler d'une tradition, puisqu'il est question du "principe de réalité" ("Realitätsprinzip") qui, jusqu'à un certain degré, s'oppose à la puissance de la vraie tradition.

Dans Jenseits des Lusprinzips (Au-delà du Principe de plaisir), Freud établit un dualisme qui devient le fondement de sa théorie des civilisations (Cf. GW XIII): l'homme est régi par deux principes, le principe de plaisir ("Lustprinzip") qui le pousse à la satisfaction immédiate des désirs, tout en libérant les pulsions destructrices, et le principe de réalité ("Realitätsprinzip") qui, pour garantir la conservation de l'espèce, en diffère la satisfaction. En instaurant une "économie", ce dualisme "gère" l'antagonisme primordiale qui oppose la pulsion de mort ("Todestrieb" / "Thanatos") à la pulsion de vie ("Lebenstrieb" / "Eros").

Freud a (inconsciemment ?) emprunté à Nietzsche la notion de sublimation (cf. Freud: GW VII, 150) pour expliquer la naissance d'une civilisation —qu'on pourrait appeler "apollonienne". Pour atténuer la puissance destructrice des pulsions, celles-ci sont orientées vers d'autres fins, vers des activités esthétiques, scientifiques ou sociales. L'homme crée des systèmes de plus en plus complexes permettant de différer la satisfaction d'un désir libidineux jusqu'à ce qu'il soit nié dans une attitude d'abnégation —ou purement esthétique.

Dans son essai Die Zukunft einer Illusion (L'Avenir d'une illusion), il dénonce le rêve de la perfectibilité du genre humain comme une illusion, il repousse tout utopisme. Les seuls progrès seront faits par la technique. Elle crée des moyens de plus en plus raffinés qui permettent d'assurer cette "économie" des pulsions différées et sublimées. Et Freud prédit des progrès encore plus importants! Néanmoins, il réfute l'idée du progrès linéaire, puisque tout développement technique et culturel - c'est-à-dire civilisateur —reste lié à une civilisation donnée, qui peut retomber à tout moment dans la barbarie. Une telle rechute marque toujours la fin d'une civilisation qui seule est en mesure d'assurer le progrès technologique.

Les tendances destructrices et anti-culturelles sont si puissantes qu'elles risquent de l'emporter, si aucune force répressive —qu'est le principe de réalité —ne s'y oppose (cf. Freud: GW XIV). En d'autres termes: "Die für die Kulturarbeit verwertbaren Kräfte werden so zum großen Teil durch die Unterdrückung der sogenannten perversen Anteile der Sexualerregung gewonnen" (Freud: GW VII, 151). À première vue, cela signifie l'inversion de la théorie spenglérienne qui a préconisé la puissance d'une volonté créatrice. Nonobstant, comme Spengler, Freud reprend le dualisme nietzschéen opposant le dionysiaque à l'apollonien. L' "apollonien freudien" répond à la pulsion de mort, en offrant à l'homme un repos qui étouffe en lui le désir de retourner dans un état anorganique; il répond également à la puissance de l'Éros, en le tournant vers des voies de plus en plus raffinées. Toute civilisation continue donc à porter en elle un noyau irrationnel, un noyau "dionysiaque". L'"apollonien freudien" est la force qui garantit la continuité de l'espèce. Ainsi, toute civilisation est "gérée" par deux principes qui constituent —au moins à l'intérieur d'une civilisation donnée —l'antagonisme de deux traditions.

Quand Gaston Bachelard fait valoir une autre forme de sublimation qui est portée par un idéal (Bachelard: 1942, 34sq.), pour donner une direction à la volonté (Bachelard: 1937/1986, 164sq.), il fait revivre Spengler avec Freud —et affirme ce paradoxe du "classicisme anti-traditionaliste", car un tel projet ne serait pas concevable sans un moule esthétique bien concret. Et l'idée d'un tel moule est partagée par la psychologie des archétypes de C.G. Jung. En s'appuyant sur Freud et Nietzsche, Jung dénonce la tendance des grandes civilisations à simplifier la mythologie —"Bemühung der Zivilisationen, die unendliche Zahl der Götter synkretistisch zu vereinfachen" (Jung: 1912/1991, 100). À cette "tradition mythologique", il oppose une "tradition mythique" qui se cache derrière toute autre tradition:

"[…] es pflanzen sich nicht beliebige Berichte alter Ereignisse fort, sondern bloß solches, das einen allgemeinen und immer aufs neue sich wieder verjüngenden Gedanken der Menschheit ausspricht" (Jung: 1912/1991, 45).

En postulant une telle tradition mythique, il part d'un déterminisme encore plus radicale que celui qui apparaît dans la morphologie spenglérienne: toute action humaine considérée comme obéissant à des structures figées —ce que reproche Ernst Bloch à la théorie Jung. D'ailleurs, Bloch se réfère ici à la théorie freudienne des "latences" (Bloch: 1985, 158). Avec ses "archétypes", C.G. Jung contribue à replonger définitivement l'anti-traditionalisme philosophique, qui répond au climat d'avant-garde de l'entre-deux-guerres, dans l'irrationalisme d'une vie re-mythisée. Cet irrationalisme donne lieu à l'instauration d'une nouvelle légitimité des actions humaines qui se passe de toute tradition "rationaliste".

Ce n'est pas par hasard que les ethnologues ont repris maintes idées de Jung —et de Spengler: comme ce dernier, ils opposent à la tradition cette "anti-tradition" représentée par le mythe. Mircea Eliade, par exemple, réactualise la pensée spenglérienne quand il développe une éthique de la soumission aux impératifs du mythe —pour permettre à l'homme moderne de (re)trouver la vraie liberté (sic!) dans l'accomplissement d'une destinée dictée par les archétypes de répétition (Eliade : s.d., 180 ; Eliade : 1939/ 1989, 140sq.).

 


 

4ème réflexion : l'anti-traditionalisme de Heidegger

 

Chez Heidegger, le concept de " tradition " fait partie de l'histoire de cette ontologie dont il entreprend la destruction dans Sein und Zeit (L'Etre et le temps). Selon l'ontologie rejeté par lui, une tradition donnée s'oppose à l'historicité authentique ("Geschichtlichkeit") du Dasein ("être-là"). À l'instar de Simmel, Heidegger considère la tradition comme la cause d'une inhibition de la pensée:

"[Die Tradition] überantwortet das Überkommene der Selbstverständlichkeit und verlegt den Zugang zu den ursprünglichen 'Quellen', daraus die überlieferten Kategorien und Begriffe z. T. in echter Weise geschöpft wurden. Die Tradition macht sogar eine solche Herkunft überhaupt vergessen" (Heidegger : 1928/1986, 21).

Malgré l'influence manifeste de Nietzsche, Heidegger ne parle pas explicitement d'une "volonté de tradition" —puisqu'une telle fait partie de la Erschlossenheit ("ouverture") du Dasein. La notion de "catégories transmises" ("die überlieferten Kategorien"), d'ailleurs, permet un rapprochement de Freud: ces catégories prolongent sous forme de "latence" un moment d'expérience "authentique". Mais l'héritage de Nietzsche s'avère incontournable au cœur même de la terminologie heideggérienne dans toute sa cohérence: une fois considérée comme acquise, la tradition inhibe le Dasein en se mettant —comme un voile — sur les origines qui désignent le Dasein avec toutes ses possibilités; dans une certaine mesure, la tradition, c'est l'apollonien vidé de la fureur dionysiaque. Le chemin du retour vers ces origines reste —pour Nietzsche comme pour Heidegger —donc barré à jamais:

"[Die Tradition] bildet die Unbedürftigkeit aus, einen solchen Rückgang in seiner Notwendigkeit auch nur zu verstehen. Die Tradition entwurzelt die Geschichtlichkeit des Daseins so weit, daß es sich nur noch im Interesse an der Vielgestaltigkeit möglicher Typen, Richtungen, Standpunkte des Philosophierens in den entlegensten und fremdesten Kulturen bewegt und mit diesem Interesse die eigene Bodenlosigkeit zu verhüllen sucht. Die Folge wird, daß das Dasein bei allem historischen Interesse und allem Eifer für eine philologisch 'sachliche' Interpretation die elementarsten Bedingungen nicht mehr versteht, die einen positiven Rückgang zur Vergangenheit im Sinne einer produktiven Aneignung ihrer allein ermöglichen" (1928/1986, 21).

Le terme "tradition" désigne ici un système constitué par des repères (coordonnés) intellectuels, culturels et sociaux. La transposition des termes heideggériens en ceux de la rhétorique classique permet d'élucider la position du philosophe: Le Dasein est bercé par ce système accepté aveuglement comme lieu d'imitatio; puisqu'il n'y a pas de Mitsein ("être-avec") sans un tel système, le Dasein se trouve dans un éternel "concour" avec celui-ci, concours que la théorie rhétorique appelle aemulatio (compétition selon les règles et préceptes d'un art afin de dépasser l'état actuel de celui-ci). Dans cette aemulatio s'inscrit la volonté de tradition nietzschéenne. Cependant, dans la mesure où Heidegger formule une ontologie —pourtant négative par rapport à l'ontologie traditionnelle —, il pose le Dasein en deçà de toute position chosiste, c'est-à-dire même en deçà de cette période obscure d'où est sorti l'homme —cette "dunkelste Phase der Menschheitsbeginns" qui est l'objet des recherches freudiennes.

Dans ses considérations sur L'Origine de l'œuvre d'art (Der Ursprung des Kunstwerks), Heidegger reprend le problème de la tradition au sens étymologique du terme (du latin tradere, "remettre", "transmettre", all. "überliefern"): si, conservées dans les musées, les œuvres sont isolées du "lieu" de leur origine, un monde est révolu à jamais —Als die Gewesenen stehen sie [die Werke] uns im Bereich der Überlieferung und Aufbewahrung entgegen. Fortan bleiben sie nur solche Gegenstände" (Heidegger: 1935-36/1994, 27). Ce qui reste, ce sont des objets exceptionnels, qui doivent leur particularité au fait d'être "transmis" et "conservés". Désormais, la tradition ("Überlieferung") est associée à la "conservation" ("Bewahrung"), qui transforme une œuvre en œuvre d'art en l'arrachant au contexte de sa naissance:

"Dieses: das Werk ein Werk sein lassen, nennen wir die Bewahrung des Werkes. Für die Bewahrung erst gibt sich das Werk in seinem Geschaffensein als das wirkliche, d. h. jetzt: werkhaft anwesende" (1935-36/1994, 54).

Seul le langage peut assurer la présence d'une œuvre en tant qu'œuvre d'art, et se porter garant de cette autre tradition qui signifie "conservation". Ainsi, Heidegger jette la base philosophique d'une espèce de classicisme anti-traditionaliste. D'ailleurs, après la deuxième guerre mondiale, ce rapport entre "classicisme" (plus précisément il s'agit du canon littéraire et artistique du historicisme de Dilthey ou Curtius) et philosophie de l'existence déterminera la méthode d'interprétation pratiquée dans les facultés de germanistique des pays de langue allemande (cf. Staiger: 1951; Kuhnle: 2003).

Nonobstant, en proclamant das Sein zum Tode "l'être-pour-la-mort" qu'il entend comme une catégorie purement liée au Dasein —et donc incommunicable —, Heidegger n'échappe pas à une conception narrative et esthétique du Dasein, au moins dès que cet "être pour la mort" est saisi par la réflexion philosophique, voire idéologique. C'est pour cette raison, peut-être, que la pensée heideggérienne dépasse encore le pathos de Spengler en prônant le pathos de l'authenticité (vivement critiqué dans Adorno: 1997).

 


 

5ème réflexion : le mythe du sang : l'anti-traditionalisme national-socialiste

Une notion vitaliste de tradition, telle qu'on peut la trouver chez Spengler et —mutatis mutandis —chez Max Weber, se manifeste dans les idéologies fascistes, qui affichent également un anti-traditionalisme radical. Déjà l'anarcho-syndicaliste Georges Sorel, dont les écrits seraient appréciés par Mussolini, a proclamé la révolution comme moment de rupture décisif. Selon Sorel, le dynamisme de l'a révolution s'oppose à une "organisation [bourgeoise] qui assure une conservation idéologique très parfaite" (Sorel: 1908/1925, 129sq.). Par conséquent, il a rejeté les utopies en tant que moules aussi vides que la tradition —afin de prôner la puissance du mythe (cf. Taguieff: 2001, 171).

Les chantres "intellectuels" des nazis, comme Rosenberg et Baeumler, détournent le concept de révolution au profit de leur dogme de la pure race germanique. D'après Alfred Rosenberg, il est nécessaire de trouver le courage de détruire toute une vision du monde —"ein ganzes Weltbild zu zerschlagen" —afin de faire triompher la race. Une telle rupture est considérée comme la condition préalable pour transformer l'histoire mondiale ("Weltgeschichte") en une histoire de la race ("Rassengeschichte"). Il en résulte la revendication d'un art soumis au même principe, d'un art tourné vers le présent dans toute sa puissance (cf. Rosenberg: 1930). L'Erlebnis (de la race) fait effacer l'autorité d'un art canonisé; le mouvement sera dorénavant la seule instance qui jugera de la "valeur" d'une œuvre d'art.

Un des dénominateurs communs du fascisme italien et du national-socialisme est l'apologie du mouvement. Pour cette raison, du reste, Goebbels est d'abord tenté d'agréer à l'expressionnisme le statut d'art officiel, car il y voit l'expression même de la primauté du mouvement ("Bewegung") que le national-socialisme réclame pour son idéologie. Mais cette idée est abandonnée vers 1936; dorénavant, tous les artistes d'avant-garde sont traités de "dégénérés" ("Entartete") et frappés d'anathème: le "mouvement " s'est définitivement transformé en régime qui cherche à "calmer" toute rhétorique révolutionnaire dans les arts. En Italie, d'ailleurs, le futurisme, qui a vanté le fascisme, finit également par être abandonné par le pouvoir.

L'art est désormais considéré comme une partie de la "Gestalt" ("forme"), cette catégorie "esthétique" (cf. Frank: 1988, 105-130) qui est censée être à la fois expression et moule du "Volkskörper" ("du corps du peuple germanique"). Cette idéologie "esthétique" accueille —ou plutôt: applique —le topos des traditions, tel qu'on le trouve chez Spengler, penseur d'abord reconnu par les nazis, mais bientôt tombé en disgrâce. Ce topos contribue à transformer un " classicisme anti-traditionaliste" en dogme: en sculpture, le principe classiciste de l'harmonie est réduit à la reproduction de surfaces lisses qui doivent exprimer la pureté de la race. L'anatomie humaine, par contre, obéit à un impératif rhétorique particulier: à travers les lignes grossières par lesquelles les artistes accentuent les contours, c'est la puissance de la race qui doit apparaître; les fonctions anatomiques paraissent donc s'émanciper du corps —pour former l'image fantasmagorique de la force pure. L'ancien classicisme "académique" prétend s'affranchir de tout érotisme et de dépasser la nudité parfaite vers un idéal harmonieux, tandis que l'art "germanique", ne reniant pas moins tout érotisme, veut faire surgir les "qualités" de la race. Cette exigence, qui est tout d'abord rhétorique —et pas du tout esthétique —, pousse les arts, et l'art plastique en particulier, vers un monumentalisme pathétique.

Par son apologie du sang et de la race, Spengler a préparé le terrain pour une "esthétique" national-socialiste. Néanmoins, sa pensée se heurte souvent à l'idéologie de ce régime. L'anti-millénarisme de Spengler risque de miner les fondements d'une idéologie qui réclame pour elle la fin de l'histoire, et qui prétend instaurer "das Tausendjährige Reich". Mais les national-socialistes finissent par transformer ce concept eschatologique en mythe anti-historique qui doit contribuer à consolider leur régime. Par ailleurs, la pensée spenglérienne se fait encore entendre quand Rosenberge écrit: "[…] den Gesetzen dieses Lebens gehorchen heißt erst ein großes Schicksal begreifen und ein wirklich schöpferisches Gestalten ermöglichen" (Rosenberg: 1942, 151). L'idéologie nazie cherche à affirmer la présence de son régime par la construction d'un mythe collectif qui n'admet aucune aristocratie de la pensée. C'est une entreprise de "remythisation" —et la création d'une nouvelle (quasi-) mystique! —ayant pour seul but d'exorciser toute tradition porteuse de rationalisme ou d'une autre légitimité que celle du régime nazi :

"Das Leben einer Rasse, eines Volkes, ist keine sich logisch entwickelnde Philosophie, auch kein sich naturgesetzlich abwickelnder Vorgang, sondern die Ausbildung einer mystischen Synthese" (Rosenberg: 1930/1932, 117).

En 1939, Georges Dumézil évoque le climat tragique d'où a pu émerger le nazisme ainsi que cette autre "tradition" cherchant ses racines chez les anciens peuples germaniques. Et l'ethnologue —comme beaucoup de ses confrères, d'ailleurs —succombe à la fascination d'un mythe "redécouvert" et à celle de sa mise en scène par un mouvement meurtrier :

"Depuis cent cinquante ans, les 'belles légendes' des Germains ont été non seulement repopularisées, mais remythisées: elles sont redevenues, au sens strict, des mythes puisqu'elles justifient, soutiennent, provoquent des comportements individuels et collectifs qui ont tous les caractères du sacré. [….] Le troisième Reich n'a pas eu à créer ses mythes fondamentaux: peut-être au contraire est-ce la mythologie germanique, ressuscitée au XIXe siècle, qui a donné sa forme, son esprit, ses institutions à une Allemagne que des malheurs sans précédent rendaient merveilleusement malléable; peut-être est-ce parce qu'il avait d'abord souffert dans les tranchés que hantait le fantôme de Siegfried qu'Adolf Hitler a pu concevoir, forger, pratiquer une Souveraineté telle qu'aucun chef germain n'en a connue depuis le règne fabuleux d'Odhinn. […] Beaucoup plus intéressant, en tout cas, est le mouvement spontané par lequel les chefs de la masse allemande, après avoir éliminé les architectures étrangères, ont coulé naturellement leur action et leurs réactions dans des moules sociaux et mystiques dont ils ne savaient pas toujours la conformité avec les plus anciennes organisations, les plus anciennes mythologies des Germains" (Dumézil: 1938, 155-157, cf. Ginzburg: 1986).

 

Bibliographie


Till R. Kuhnle teaches French Literature at the University of Augsburg, Germany. As an author of essays and scholarly articles on French and German Literature, aesthetics, philosophy and cultural studies he is still hesitating to publish fiction and moralist texts (in the French sense of the term).

Monographs:
Chronos und Thantos. Zum Existentialismus des "nouveau romancier
" Claude Sinom (Tübingen: 1995).
Das Fortschrittstrauma. Vier Studien zur Pathogenese literarischer Diskurse (Tübingen: spring 2005).

Edited readers:
Französische Literatur (Stauffenburg Interpretation). 17. Jahrhundert. Theater[with Henning Krauß and Hanspeter Plocher], (Tübingen: 2003).
Esprit civique und Engagement [with Bernadette Malinowski and Hanspeter Plocher], (Tübingen: 2003).
Zukunftsromania. SF in den romanischsprachigen Ländern [with Alfred Strasser], (Tübingen summer 2005).
Die tausendjährige Republik - La République millénaire. Discours apocalyptiques et millénaristes de la Révolution au 11 septembre 2001 [with Jean-Christophe Delmeule], (Hamburg: winter 2005/2006).

 


 

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